La redécouverte du consentement de la Reine – L’immixtion de la famille royale dans le processus législatif

Par Claire Saunier

<b> La redécouverte du consentement de la Reine – L’immixtion de la famille royale dans le processus législatif </b> </br> </br> Par Claire Saunier

En février 2021, une base de données révélant l’immixtion de la famille royale dans le processus législatif a été publiée dans la presse britannique. Par le biais d’une pratique opaque et peu connue, la Reine peut être sollicitée, en amont de la discussion de projets et propositions de lois portant sur la prérogative royale ou les intérêts de la Couronne. Ces révélations ont suscité de vifs débats au sein de la classe politique et parmi les constitutionnalistes britanniques. Elles sont l’occasion de revenir sur ce mécanisme désormais contesté qu’est le consentement de la Reine et de discuter ses implications sur l’équilibre institutionnel du Royaume-Uni.

 

In February 2021, a database revealing the interference of the royal family in the legislative process was published in the British press. Through the use of a secretive and obscure mechanism, the Queen’s consent can be sought before the Parliament begins debating bills which could affect the prerogative or the interests of the Crown. These revelations have occasioned heated debates among politicians and scholars. They provide an opportunity to discuss the controversial mechanism that is the Queen’s Consent and also its consequences on the British institutional balance.

 

Par Claire Saunier, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris Est Créteil

 

 

 

Le 7 février dernier, The Guardian a publié le premier article d’une enquête révélant l’influence de la famille royale sur le processus législatif. Passant au crible la procédure d’adoption de plus de mille lois, le quotidien a mis en lumière le poids d’une pratique relativement méconnue par les Britanniques eux-mêmes : le consentement de la Reine (Queen’s consent). Par le biais de ce mécanisme ancestral, l’avis de la Reine peut être sollicité au sujet de textes relatifs à la prérogative ou aux intérêts de la famille royale et ce, avant même que ceux-ci fassent l’objet d’une discussion devant le Parlement. Ces révélations, qui ont secoué la classe politique, ont d’abord été l’occasion de lever le voile sur un mécanisme opaque et somme toute peu connu du grand public (I.). Les nombreuses réactions qu’elles ont suscitées soulignent la nécessité d’évaluer les conséquences du consentement de la Reine sur l’équilibre du système constitutionnel britannique et réfléchir à de possibles évolutions quant au rôle de la Couronne (II.).

 

 

I – Un mécanisme relativement méconnu à l’origine d’un scandale politique

Alors même qu’il est commun de caractériser le pouvoir actuel de la Couronne de symbolique ou de purement formel, il apparaît clairement que le mécanisme dit du consentement de la Reine peut, dans les faits, conférer à cette dernière une influence concrète sur le processus législatif. Rarement mentionné dans les ouvrages de droit constitutionnel et jusqu’à peu absent du débat public, le consentement de la Reine est, depuis les révélations du Guardian, l’objet de nombreuses spéculations. Cette méconnaissance est à l’image des incertitudes qui règnent encore autour de son origine et de son fonctionnement. À ces incertitudes s’ajoutent désormais un certain nombre d’interrogations quant à l’étendue même du mécanisme et, par conséquent, quant à sa portée sur l’équilibre institutionnel britannique.

 

Les journalistes du Guardian ont introduit leur enquête en qualifiant le consentement de la Reine de « pouvoir secret » (« secretive power »[1]). En réalité, si le terme employé est peut-être excessif, il traduit à juste titre une certaine méconnaissance du phénomène, tout du moins par le grand public. Celle-ci tient certainement en premier lieu au fait que le Queen’s Consent a été largement éclipsé par une autre procédure, le Royal Assent (ou sanction royale) condition nécessaire à l’entrée en vigueur d’une loi votée par les Chambres. Le mécanisme, similaire au pouvoir de promulgation détenu par la plupart des chefs d’État, est certainement moins intrusif puisqu’il n’intervient qu’après adoption d’un texte de loi. Ainsi, il ne remet aucunement en cause la fonction délibérante du Parlement, là où, intervenant au début du processus législatif, le refus de consentement peut conduire à priver les Chambres de la possibilité de discuter un texte. Finalement, le mécanisme de la sanction royale ne suscite guère plus de controverses et ce, en raison de son automatisme. Cet accord apparaît en effet aujourd’hui comme une formalité, les souverains successifs n’ayant plus refusé de sanctionner une loi depuis le XVIIIe siècle.

 

Là où les manuels de droit public consacrent invariablement des développements à la sanction royale, le consentement de la Reine n’est quasiment jamais évoqué. S’il y a fort à penser que les révélations récentes inciteront certainement les auteurs à combler cette lacune, il reste intéressant d’en comprendre les raisons. Tout porte à croire qu’il ne s’agit là pas tant d’un manque d’intérêt de la part de la doctrine qu’au contraire, des grandes difficultés rencontrées par cette dernière pour expliquer les origines et le fonctionnement de cette pratique. En effet, les historiens peinent à identifier avec certitude les premières occurrences du consentement. Le procédé semble toutefois ancré dans la pratique depuis plusieurs siècles déjà, puisqu’une étude récente en a décelé les premières traces sous le règne de George II en 1728[2]. Dans un article important relatif au consentement de la Reine, l’historien Paul Seaward l’avoue : « Personne ne sait véritablement d’où il vient »[3].

 

Aujourd’hui encore, il est très difficile de connaître les modalités de mise en œuvre du consentement de la Reine. Le mécanisme, d’origine coutumière, n’est pas encadré par la loi[4]. Pour en savoir plus, les commentateurs se réfèrent généralement à la doctrine et, notamment, à l’ouvrage d’Erskine May, traité faisant autorité en matière de droit parlementaire[5]. On y apprend ainsi que le consentement de la Reine est sollicité par un membre du Conseil privé (généralement un Ministre) lorsqu’un projet ou une proposition de loi a trait à la prérogative ou aux intérêts de la famille royale. C’est ce même conseiller privé qui signifiera le consentement (ou le refus) de la Reine devant les Chambres. Les chefs des différents groupes politiques sont informés de la procédure et la Reine doit en principe disposer au minimum de quatorze jours pour se prononcer[6]. En principe, sans ce consentement, le projet ne peut être discuté par les parlementaires mais sur ce point encore, des doutes subsistent et certains considèrent que le Chambre pourrait, quoi qu’il en soit, décider de poursuivre le processus législatif[7].

 

L’enquête du Guardian n’a pas seulement permis de rappeler à la mémoire des Britanniques l’existence du consentement de la Reine. En identifiant plus de mille textes soumis à l’approbation de la Couronne, les journalistes ont avant tout souligné la fréquence du recours à cette procédure.

 

Le recours au mécanisme ne dépend aucunement de l’origine des bills : projets comme propositions de lois peuvent y être soumis. La nécessité d’obtenir le consentement de la Reine repose sur un critère matériel, dans le sens où il n’est requis qu’à l’égard de bills qui pourraient affecter la prérogative ou les intérêts de la Couronne. Cette formule récurrente est bien évidemment sujette à interprétation. Cette interprétation devrait, à en croire le guide de l’Office of the Parliamentary Counsel, demeurer restreinte, dans le sens où le recours au mécanisme serait soumis à la règle de minimis[8]. En principe, le consentement ne saurait ainsi être requis si l’incidence du projet de loi sur les intérêts de la Couronne s’avérait « trop indirect » ou « trop vague »[9]. Cette retenue semble, au regard des révélations du Guardian, toute théorique. Ainsi, le consentement de la Reine a pu être sollicité pour des textes règlementant des domaines aussi divers que les transports, l’agriculture, les retraites, la sécurité sociale, le commerce ou la justice. Le lien entre certains des textes soumis au consentement de la Reine et la prérogative ou même les intérêts de la Couronne peut parfois laisser songeur.

 

Pour autant, l’apport de l’enquête n’a pas tant été de révéler le lien relativement distendu entre certains projets de lois et la Couronne. Il a surtout consisté à dénoncer l’implication de cette dernière dans l’élaboration de textes portant précisément les intérêts – pécuniaires essentiellement – de la famille royale. La Reine s’est ainsi par exemple opposée à un projet de loi de novembre 1973, dont l’objectif était de favoriser la transparence des investissements et qui aurait, nécessairement, permis au public d’en savoir plus sur les finances de la famille royale[10].

 

En mettant au jour la portée d’une pratique peu connue des Britanniques, l’enquête du Guardian est à l’origine d’un scandale politique. Il convient à présent de s’interroger sur les conséquences de ces révélations, les critiques et les évolutions qui pourraient en résulter sur l’ordre constitutionnel britannique.

 

 

II – Un scandale politique à l’origine d’une suppression du mécanisme ?

Les révélations du Guardian ont suscité de vives réactions mais, en réalité, les incertitudes quant à l’opportunité du mécanisme de consentement ne sont pas si récentes. En 2014 déjà, le Parlement britannique s’était penché sur la question et avait tenu à préciser et à encadrer, à la marge, cette pratique. Cependant, il est certain que ces derniers jours ont été l’occasion pour les commentateurs, en particulier politiciens, juristes et politistes, de proposer leur analyse en vue, peut-être, de repenser l’équilibre institutionnel.

 

Plusieurs initiatives, antérieures au scandale de février, démontrent une volonté de rationaliser, voire de faire évoluer en profondeur le consentement de la Reine. En 2014, l’une des commissions de la Chambre des Communes, le Political and Constitutional Reform Commitee, avait d’ores et déjà décider de se pencher sur le sujet. À la fin de leurs travaux, les auteurs du rapport appelèrent de leurs vœux que le consentement intervienne plus tardivement dans le processus d’élaboration de la loi. Ainsi, depuis 2015, le consentement n’est demandé qu’en amont de la troisième lecture du projet ou de la proposition de loi, là où, auparavant, il pouvait intervenir dès la seconde lecture. Cette évolution a d’ores et déjà conduit à réduire le nombre d’occasions pendant lesquelles les textes pouvaient être soumis à cette procédure. Toutefois, hormis cette modification, le rapport n’entendait aucunement remettre en cause l’existence même du consentement. Tout au contraire, le mécanisme était présenté comme une façon bienvenue de rappeler que « le Parlement se constitue de trois éléments – La Chambre des Communes, la Chambre des Lords et la Reine en son Parlement ».

 

C’est tout au contraire cette définition du Parlement que semblent aujourd’hui remettre en cause certains commentateurs. Suite aux révélations du Guardian, beaucoup ont dénoncé une pratique obsolète et contraire à l’exigence démocratique. En ce sens, Norman Baker, ancien membre du Parlement, alla jusqu’à qualifier le consentement de la Reine d’ « outrage constitutionnel »[11] en ce qu’il autorise une personne non élue à participer à l’élaboration de la loi. Le consentement s’inscrit ainsi en faux contre le principe majoritaire puisqu’il permet à la Reine de s’opposer à la volonté des parlementaires. En outre, en raison du manque de transparence en la matière, il est peu probable que ses décisions puissent engendrer une quelconque sanction sur le plan politique.

 

Si d’aucun semble regretter l’opacité de la procédure et l’usage peu parcimonieux qui a pu en être fait, certains commentateurs affichent des positions plus modérées. L’ancien greffier de la Chambre des Communes, Paul Evans a ainsi tenu à distinguer les deux domaines d’application du consentement de la Reine[12]. Si le mécanisme lui semble encore et toujours légitime lorsqu’il permet à la Couronne de se prononcer sur des textes relatifs à ses intérêts privés, il le considère en revanche plus problématique en matière de prérogative. En effet, résidu des anciens attributs de la Couronne, ce pouvoir est désormais, dans les faits, exercé par les membres du Gouvernement[13]. Pour cette raison, il peut sembler étonnant que la Reine conserve un droit de regard, par le biais du consentement, sur la prérogative.

 

S’il est certainement trop tôt pour prédire les effets qu’auront les révélations récentes sur l’avenir de cette pratique constitutionnelle, on peut d’ores et déjà se féliciter qu’elles aient conduit à inscrire dans le débat public[14] un aspect trop méconnu et pourtant important de la procédure parlementaire. Plus généralement, il y a fort à parier que la question du consentement constituera l’un des éléments centraux des réflexions toujours plus nombreuses sur le rôle de la Reine au sein du système constitutionnel britannique contemporain.

 

 

 

[1] PEGG D., EVAN R., “How Queen’s consent raises questions over UK democracy”, The Guardian, 7 fév. 2021, consultable en ligne: https://www.theguardian.com/uk-news/2021/feb/07/how-queens-consent-raises-questions-over-uk-democracy.

[2] Cette piste est confirmée dans le rapport de la commission parlementaire consacré à la question en 2014 dont nous reparlerons : https://publications.parliament.uk/pa/cm201314/cmselect/cmpolcon/784/78404.htm#note30

[3] Cf. https://historyofparliamentblog.wordpress.com/2020/10/26/queens-consent-and-the-missing-link/: « No-one really knows where it comes from. ».

[4] Précisons toutefois qu’il existe une base légale pour ce mécanisme mais uniquement dans le cadre du processus d’adoption des standing orders devant le Parlement écossais. V. Sect. 111 du Government of Wales Act 2006.

[5] ERSKINE MAY T., Treatise on the law, privileges, proceedings and usage of Parliament, Butterworth, 1971, 1008 p.

[6] V. le guide spécifiquement dédié au consentement de la Reine, élaboré par l’Office of the Parliamentary Counsel: https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/74

2221/Queen_s_and_prince_s_consent_pamphlet__September_2018___accessible_.pdf

[7] EVANS P., « Braking the Law – Is there and should there be an executive veto over legislation in the UK Constitution ? », The Constitution Unit, oct. 2020, p. 16, consultable en ligne: https://www.ucl.ac.uk/constitution-unit/sites/constitution-unit/files/braking-the-law.pdf

[8] Office of the Parliamentary Counsel, « Queen’s of Prince’s Consent », op.cit…., p. 10.

[9] Ibid. : « too indirect » ; « too remote ».

[10]https://www.theguardian.com/uk-news/2021/feb/07/revealed-queen-lobbied-for-change-in-law-to-hide-her-private-wealth

[11] https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/feb/10/queens-consent-constitutional-outrage-parliament-mp-peer-draft-bill-criminal-charge

[12] https://www.theguardian.com/uk-news/2021/feb/09/queens-consent-and-a-royal-abuse-of-power

[13] La prérogative royale constitue un ensemble de pouvoirs attribués et traditionnellement exercés par le monarque. Ils le sont désormais, dans les faits, par les membres du Cabinet ou tout du moins sur leurs conseils. Les pouvoirs tirés de la prérogative ont trait aux rapports entre les organes constitués (dissolution du Parlement, nomination du Premier Ministre, octroi du droit de grâce…) et à la conduite des affaires étrangères (reconnaissance d’un État étranger, déclaration de guerre ou de paix…). Depuis 1985, la jurisprudence reconnaît que l’invocation de la prérogative comme source du pouvoir ne suffit plus à garantir automatiquement l’immunité contentieuse des actes qui en découlent.

[14] On peut mentionner d’ailleurs l’existence d’une pétition visant à faire toute la lumière sur l’usage qui a pu être fait de la procédure de consentement : https://www.theguardian.com/uk-news/2021/feb/28/queens-consent-investigation-petition.

 

Crédit photo: Michael Garnett, Flickr, CC NC SA 2.0