La réponse législative du Royaume-Uni à la crise sanitaire

Par Aurélien Antoine

<b> La réponse législative du Royaume-Uni à la crise sanitaire </b> </br> </br> Par Aurélien Antoine

Le 25 mars 2020, le parlement de Westminster a adopté une loi dédiée à la gestion de la crise sanitaire liée au Covid-19, le Coronavirus Act. Bien que ses dispositions soient pour une large part temporaires, il n’est pas certain que ce texte ait été tout à fait indispensable en raison de l’existence de deux textes de 1984 et de 2004 auquel l’exécutif aurait pu exclusivement recourir. Si des garde-fous parlementaires sont maintenus, ils demeurent en deçà des standards des deux lois précitées. L’utilité relative du Coronavirus Act est aussi révélatrice d’une impréparation des autorités publiques à la pandémie.

 

The 25th of March, the Parliament adopted the Coronavirus Act which aims to manage de Covid-19 crisis. Although its provisions are time-limited, it’s no sure this legislation was necessary because two other acts should have been relevant to manage the current crisis (the Public Health (Control of Disease) Act 1984 and the Civil Contingencies Act 2004). Even if the Coronavirus Act ensures the government accountability before the Parliament, the framework is less restrictive than which is provided by the 1984 and 2004 legislations. The Coronavirus Act is also the consequence of the unpreparedness of the public authorities to fight the Covid-19 pandemic.

 

Par Aurélien Antoine, Professeur de droit public, Université Jean-Monnet Saint-Étienne/Université de Lyon

 

 

Le Royaume-Uni est l’un des pays d’Europe les plus touchés par le Coronavirus. Le gouvernement de Boris Johnson a été très critiqué par son manque de réactivité, rapidement caractérisée par l’obligation de transparence qui pèse sur les autorités publiques et un contrôle parlementaire exemplaire. Le Premier ministre fut aussi accusé d’être dogmatique en ne sollicitant pas la solidarité européenne. Il lui a enfin été reproché de sous-évaluer le nombre de décès. Ces accusations sont finalement assez proches de celles qui sont adressées à d’autres dirigeants européens. Elles ne sauraient pourtant occulter le fait qu’elles résultent bien plus des carences du système de santé qui s’accumulent depuis des décennies outre-Manche que de l’action d’un seul Premier ministre. Malgré les préventions que l’on peut nourrir à l’égard de Boris Johnson, il ne saurait être tenu pour unique responsable d’une gestion de crise laborieuse qui, finalement, est généralisée en Europe.

 

Après avoir hésité, le gouvernement britannique s’est donc lancé dans le confinement de sa population selon une stratégie peu ou prou similaire à celle de ses voisins continentaux. Dès le 25 mars, le parlement de Westminster a fixé un cadre juridique pour permettre au gouvernement de prendre toutes les mesures nécessaires à la gestion de la crise sanitaire (Coronavirus Act). Dans un premier temps, l’utilité d’une telle loi a fait débat, car le droit positif contenait deux textes qui pouvaient être pertinemment exploités (le Public Health (Control of Disease) Act de 1984 et le Civil Contingencies Act de 2004). Ils auraient permis, de surcroît, un contrôle parlementaire plus satisfaisant. Les commentaires restèrent toutefois pondérés par la suite et les controverses n’ont pas eu un écho considérable. Il est possible de l’expliquer par le fait que la législation du 25 mars 2020 n’a sans doute pas vocation à perdurer dans l’ordre juridique britannique.

 

 

1. L’utilité relative du Coronavirus Act

Avant que la loi du 25 mars 2020 ne reçoive le royal assent, le droit britannique était déjà pourvu de textes relatifs aux modalités de gestion d’une crise sanitaire majeure. Le Public Health (Control of Disease) Act 1984 est même explicitement dévolu à l’organisation de l’État en cas de pandémie et de toute infection qui menace significativement la santé humaine. C’est sur son fondement que le gouvernement a pris les premiers règlements pour lutter contre le Coronavirus (Health Protection (Coronavirus) Regulations 2020 et Health Protection (Coronavirus, Restrictions) (England) Regulations 2020). Ces textes ont permis d’imposer les tests, l’isolement et le confinement des personnes dont les autorités sanitaires suspectaient une contamination. Les mesures adoptées ont également conduit à fermer les écoles et à restreindre, voire à interdire, des rassemblements ou des événements culturels, sportifs, ou cultuels. Les premières décisions ont enfin prévu l’immobilisation des navires, des avions ou de confiner des groupes d’individus à bord de ces transports. Notons que la loi de 1984 autorise les magistrats locaux (par exemple les justices of the peace) à soumettre tel ou tel particulier à une quarantaine, à un examen médical, à un maintien à l’hôpital. Fondement de l’action gouvernementale aux premières heures de l’épidémie, la loi de 1984 a été jugée insuffisante pour réorganiser les services publics ou adapter le droit du travail.

 

Le second texte qui pouvait être utilisé était le Civil Contingencies Act (CCA) de 2004 (qui a remplacé l’Emergency Powers Act de 1920, régulièrement amendé). Il autorise le gouvernement à recourir à des prérogatives exorbitantes en cas d’urgence. La partie 2, section 19, du CCA la définit de façon extensive. Elle recouvre tout événement ou situation qui menace le bien-être humain, l’environnement ou la sécurité du territoire. L’hétérogénéité des cas qui sont couverts est susceptible de rendre plus aisée la mobilisation des pouvoirs d’urgence. C’est la raison pour laquelle le CCA a été surnommé, avec un peu d’excès, le « British Patriot Act » par ses détracteurs. Cette loi n’impose pas la proclamation officielle de l’état d’urgence par l’exécutif avec l’autorisation du parlement. Elle prévoit une simple déclaration exonérée d’un contrôle parlementaire en amont. Le but est d’éviter une longue procédure susceptible de causer un retard notable dans la gestion des troubles. En outre, le texte permet à l’exécutif de prendre des actes qui relèvent normalement de la compétence du parlement (delegated legislation).

 

Parmi les principales limites posées par le législateur, il est prévu que l’abrogation du Human Rights Act de 1998 et du CCA soit impossible le temps de l’urgence. Les décisions ministérielles doivent pouvoir être contestées devant les juridictions dans le cadre de la procédure du judicial review. Quant au parlement, il reste compétent pour contrôler les textes dès leur publication, et ce, dans un délai de sept jours. Les actes gouvernementaux (regulations) deviennent automatiquement caducs après une période de 30 jours à partir de leur édiction. Toute extension de leur durée d’application doit être autorisée par le parlement.

 

Le rappel de la philosophie du CCA est important, car elle est largement reprise par le Coronavirus Act de 2020 qui, pourtant, s’en distingue. Le gouvernement a souhaité une loi idoine pour surmonter la pandémie pour deux motifs. D’abord, la doctrine du Cabinet semble exclure le recours aux pouvoirs du CCA pour gérer une épidémie qui n’emporte pas le décès rapide et immédiat d’un nombre conséquent de personnes. Selon les lignes directrices du Cabinet, le CCA n’a vocation à être invoqué qu’en cas d’urgence extrême et en dernier ressort, pour des catastrophes naturelles ou industrielles majeures comme un accident nucléaire du type de Tchernobyl ou Fukushima. Le CCA n’a, de fait, jamais été utilisé depuis 2004. La doctrine ministérielle n’en est pas moins ancienne (elle date des derniers gouvernements travaillistes) et n’envisageait pas réellement une pandémie de la gravité de celle que nous connaissons actuellement. De plus, la mise en œuvre du CCA apparaissait pertinente, car les pouvoirs de l’exécutif sont encadrés de façon plus satisfaisante que le Coronavirus Act. Par conséquent, c’est sur ce point qu’il faut rechercher la seconde raison à l’origine de l’élaboration d’une loi dédiée à la crise du Covid-19 : étendre les marges de manœuvre du gouvernement en restreignant le contrôle du parlement, même de façon temporaire.

 

 

2. L’état d’exception temporaire prévu par le Coronavirus Act

Le Coronavirus Act est un texte complexe et long (359 pages) par rapport à la moyenne. La loi, qui a reçu l’approbation expresse des institutions galloises, écossaises et nord-irlandaises[1], vise d’abord à organiser un régime d’exception pour les services publics de la santé (le National Health Service), des pompes funèbres ou encore de la justice : protection des employés, renforcement des compétences des autorités locales, allégement des procédures administratives (notamment pour les autorisations d’inhumation ou de crémation), autorisation d’audiences à distance par voie vidéo, audio, et numérique. La législation octroie aux autorités administratives (centrales et locales) le pouvoir de convoquer, de suivre ou de mettre à l’isolement pour une durée qu’elles déterminent les personnes « suspectées d’être contaminées » par le Covid-19 ou dont l’infection est avérée. Les décisions individuelles doivent être notifiées et motivées sur la base des justifications énumérées dans la loi. Un recours devant les juridictions pénales (magistrates’ courts) est aménagé. Des sanctions pécuniaires sont possibles en cas de non-respect des mesures administratives, tandis que le ministre compétent peut choisir d’étendre la durée de rétention des empreintes digitales ou des profils ADN d’un individu (de 6 mois à 1 an). Notons que les garanties juridictionnelles sont assouplies en matière d’interceptions des communications. L’intervention d’un juge pour apprécier la légalité d’une interception est portée à 12 jours, au lieu de trois en raison des contraintes qui découlent de la situation.

 

La protection de la santé publique implique également que les rassemblements soient interdits, que ce soit en plein air ou dans des lieux déterminés. Il en est résulté la fermeture des établissements scolaires et le report des élections locales (ce que Boris Johnson avait annoncé avant même l’adoption de la loi). Le Coronavirus Act est enfin consacré au soutien à l’économie (exonération de charges diverses pour les entreprises, soutien au chômage partiel et accompagnement des congés maladie par exemple).

 

La loi du 25 mars 2020 n’innove guère par rapport à celles des autres États européens. Elle contient, en revanche, plusieurs mécanismes garantissant un contrôle du parlement. Si ce dernier n’est pas aussi satisfaisant que dans le Public Health (Control of Disease) Act de 1984 et le CCA de 2004, il n’est pas pour autant mineur. Le ministre qui a présenté la loi a dû certifier de sa conformité  à l’acte qui incorpore au droit britannique la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (Human Rights Act). L’exigence semble, en l’espèce, purement formelle. Toutefois, cela implique que le gouvernement prenne des mesures proportionnées à l’objectif qu’elles poursuivent et ne pas exclure la possibilité de recours juridictionnels. L’exécutif ne doit pas non plus profiter de la crise pour restreindre le droit de grève ou créer de nouvelles incriminations. La question de l’application de l’article 15 de la CSDH n’a pas été évoquée lors des discussions parlementaires. Les députés se sont satisfaits de la promesse du ministre que l’exécutif ne prendrait aucune décision qui violerait les droits de l’Homme. En revanche, un juge a mentionné la faculté offerte à l’État de recourir à l’article 15[2]. La doctrine, tout comme en France, est partagée sur ce sujet. Pour notre part, et à partir des mêmes arguments que soutiennent Frédéric Sudre en France ou Alan Greene au Royaume-Uni[3], prétendre que le maintien du droit commun constitue la plus forte garantie des droits et des libertés en période de circonstances exceptionnelles nous paraît peu cohérent (surtout lorsque des textes de droits interne et international contiennent des dispositions pour régir ces circonstances).

 

Les contraintes les plus importantes apportées aux pouvoirs du gouvernement sont d’ordre temporel, car le Coronavirus Act procède fréquemment à une délégation des pouvoirs législatifs au gouvernement. À l’origine, le projet présenté au parlement prévoyait que les mesures prises par les autorités publiques sur le fondement de la loi pussent produire leur effet durant deux ans à partir de la date de promulgation de la loi. Malgré des débats parlementaires condensés du fait de la mise en œuvre de la procédure législative accélérée (fast-track legislation), les députés ont convaincu le gouvernement de réduire la période à six mois, malgré quelques exceptions. Si les membres de la Chambre des Communes refusent le prolongement des regulations, l’exécutif devra faire en sorte qu’elles soient supprimées dans les 21 jours. La loi en elle-même sera abrogée au plus tard au terme de deux ans à partir du 26 mars (sunset clause). Quelques sections du texte demeureront en vigueur, mais il s’agit principalement de celles qui portent sur l’organisation des services publics et la vie économique. Le gouvernement pourra, de surcroît, décréter l’extension de l’application d’une ou plusieurs décisions pour six mois supplémentaires, à la seule condition qu’il les transmette aussitôt que possible au parlement pour information. Le suivi de l’action du Cabinet est d’ailleurs formalisé par la loi. Tous les deux mois, le ministre compétent devra produire un rapport au parlement afin de détailler l’application du Coronavirus Act. La publication d’un rapport annuel est également prévue. Ces rapports ne couvrent pas les mesures prises par les autorités dévolues galloises, écossaises et nord-irlandaises qui seront examinées par chacun de leur parlement (rappelons que les assemblées celtiques ont dû légiférer pour adapter l’exercice des compétences sanitaires des gouvernements nationaux). Ces dispositifs n’excluent pas la continuité de la mission des parlementaires durant le confinement. La Chambre des Communes a ainsi adopté un plan inédit pour que ses activités essentielles soient poursuivies, notamment pour demander des comptes aux ministres[4].

 

Nous partageons l’avis de la commission de la Constitution de la Chambre des Lords qui a considéré que la situation justifiait de restreindre certaines libertés, mais à condition que le parlement puisse contrôler efficacement l’action du gouvernement[5]. Sur ce point, la loi de 2020 est sans doute plus satisfaisante que dans d’autres démocraties. L’extinction programmée de l’état d’urgence sanitaire exclusivement prévu pour le Coronavirus est un aspect positif. Cependant, les décisions gouvernementales, dont une bonne partie relève de la législation déléguée, ne feront l’objet d’une validation parlementaire qu’après six mois, alors que l’application du CCA aurait conduit à ce que tout renouvellement desdites décisions soit approuvé par le parlement au bout de 30 jours, tandis que le Public Health (Control of Disease) Act l’aurait imposé au terme de 28 jours.

 

L’examen du dispositif législatif britannique de gestion de la pandémie emporte deux observations conclusives. Primo, il est le révélateur d’une forme de « sur-réaction » après une période d’incrédulité et de légèreté de l’exécutif comme des citoyens, face à la menace réelle que recelait (et recèle encore) le Covid-19. Les textes de 2004 et de 1984 semblaient adaptés pour y répondre, moyennant leur actualisation. Le Coronavirus Act est une manifestation de la tendance des gouvernements contemporains à formaliser leur prise de conscience de la gravité d’un problème par l’adoption d’une loi. Secundo, la nouvelle législation, dans ce qu’elle a d’utile, vient pallier l’impréparation et les insuffisances d’autorités publiques qui, pendant des décennies, ont appliqué une approche thatchérienne de la gestion du service public hospitalier. Dès lors, une question émerge : l’arsenal législatif mobilisé pour faire face à la pandémie aurait-il été à ce point indispensable et à ce point contraignant pour les libertés publiques si les services publics avaient été mieux considérés durant les quarante dernières années ? Cette crise sanitaire aura au moins eu le mérite de rappeler que le bon fonctionnement du service public est l’une des conditions de la garantie de l’exercice des libertés.

 

 

Pour en savoir plus sur les pouvoirs de crise au Royaume-Uni :

House of Lords, Constitution Select Committee, Coronavirus Bill, 4th Report of Session 2019-21, HL Paper 44, 7 p.

  1. Cormacain, Coronavirus Bill: A Rule of Law Analysis, Bingham Centre for the Rule of Law, 2 rapports, 23 et 25 mars 2020, 21 et 11 p.,
  2. Roynier, « Le droit public britannique et la guerre », Jus Politicum, 2016, n° 15, « Le Droit public et la Première Guerre mondiale », p. 4.
  3. Antoine, « Les pouvoirs d’urgence et le terrorisme au Royaume-Uni », in P. Mbongo, L’état d’urgence. La prérogative et l’État de droit, Institut Universitaire Varenne, 2017, p. 37 ; « Rule of law et ordre public au Royaume-Uni », Archives de Philosophie du Droit, tome 58, 2015, p. 243; L’influence de la Première Guerre mondiale dans l’affirmation de la discipline du droit public au Royaume-Uni, in F. Garnier (dir.), Sur le front du droit. Juristes en guerre et guerre des juristes, PU de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2019, p. 29.

 

 

[1] Ce consentement est exigé dès lors qu’une loi porte sur les compétences des autorités dévolues. Il s’agit d’une convention de la Constitution connue sous le nom de convention Sewel.

[2] BP v Surrey County Council & Anor [2020] EWCOP 17 (jugement du 25 mars 2020).

[3] F. Sudre, « La mise en quarantaine de la Convention européenne des droits de l’homme », Blog du Coronavirus, Club des juristes, 20 avril 2020 ; A. Greene, « Derogating from the European Convention on Human Rights in Response to the Coronavirus Pandemic: If not now, when? », draft article.

[4] https://www.parliament.uk/business/news/2020/april1/-mps-approve-historic-motion-to-allow-remote-participation-in-key-commons-proceedings/ (consulté le 22 avril 2020).

[5] House of Lords, Constitution Select Committee, Coronavirus Bill, 4th Report of Session 2019-21, HL Paper 44, 7 p.

 

 

 

Crédit photo: UK Parliament, Flickr, CC 2.0